Hommage à Marcel Paul – Fédération nationale des Mines et de l’Energie CGT et Institut d’histoire sociale Mines-Énergie CGT – 12 décembre 2012
Contribution d’Anicet Lepors
« Nationalisation. Pôle public de l’Énergie ? »
UNE APPROPRIATION SOCIALE CLAIREMENT ASSUMÉE
Je remercie la Fédération nationale des mines et de l’énergie CGT et son Institut d’histoire de m’associer à cet hommage à Marcel Paul pour le 30e anniversaire de sa disparition. Je me souviens m’être rendu, dès que j’ai appris son décès en 1982, là où il reposait. J’avais alors été responsable à la section économique du PCF des nationalisations et de la politique industrielle, et je continuais de me sentir concerné par la question comme ministre le la Fonction publique et des Réformes administratives. Je pense que le meilleur hommage que l’on puisse rendre à Marcel Paul aujourd’hui est de continuer à discuter de ces questions comme vous le proposez.
*
J’ai beaucoup apprécié les rapports de François Duteil et de Marie Claire Cailletaud, très riches et pleins d’idées. Si j’avais pu en avoir connaissance avant cette intervention j’aurais sans doute été amené à compléter voire à nuancer certains des propos qui vont suivre.
François Duteil m’a assigné comme rôle de « bousculer » le débat. Ce n’est pas mon objectif si ce peut être une conséquence. Je ne veux pas nourrir de faux procès mais je veux dire d’entrée que je suis très réservé sinon hostile à l’idée de « pôle public ».
Tout d’abord, sans vouloir développer une querelle sémantique, je pense le mot inapproprié. Le dictionnaire associe le mot « pôle » au mot « extrémité » et nous dit que les pôles vont par deux : nord-sud, positif-négatif, et sans doute, donc, public-privé. Si l’on remplace pôle par extrémité on aboutit à des formules absurdes. Si l’on retient la dualité public-privé, cela revient, à côté du pôle public à reconnaître un pôle privé concurrent ; cette institutionnalisation d’un pôle privé n’est peut être pas le meilleur moyen de promouvoir l’intérêt général. De même que le recours à la notion d’ »économie mixte » qui recouvre des contenus très variablesVictor Hugo disait : « La forme c’est du fond qui remonte à la surface ».
Ensuite quel fond justement ? La nationalisation correspond à une volonté de transformation structurelle de la société. Elle se situe sur un terrain éminemment politique du rapport de forces entre catégories et classes sociales. Le pôle, à l’inverse, en raison de sa large indétermination, se situe essentiellement sur le terrain de la « gouvernance », autre mot à la mode. C’est une régression politique.
Enfin, c’est aussi une régression idéologique. La question de la propriété publique, majeure aussi bien à la Libération que dans les années 1960 à 1980, n’intéresse plus guère comme je peux m’en rendre compte au cours de mes interventions à travers la France. Il faudrait au moins justifier cette désaffection. Ce n’est pas le cas, l’idéologie libérale l’a emporté sur la volonté politique de transformation sociale.
Comme nous sommes dans un Institut d’histoire et que le thème proposé « de la nationalisation au pôle public » nous y invite, je pense en effet qu’il faut, en premier lieu, situer cette réflexion dans une perspective historique. En deuxième lieu je tenterai de remettre sur le chantier le concept de propriété publique. En troisième lieu, je m’efforcerai de dégager quelques éléments pour le débat et l’action.
I. LES ENSEIGNEMENTS DES NATIONALISATIONS DE 1982
1.1. La nationalisation avant 1982
Le programme du CNR avait appelé à une « organisation rationnelle de l’économie » et proposé « le retour à la nation des grands moyens de production monopolistes, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques ». Il préconisait également le soutien aux coopératives de production, d’achats et de entes.
Cette vision n’a pas été remise en cause au cours des deux décennies suivantes et c’est pourquoi la progression de l’union de la gauche dans les années 1960-1970 a fait de la nationalisation l’instrument principal permettant de « changer de cap » – pour le PCF – ou de « changer la vie » – pour le PS. Pour autant, les divergences étaient fortes entre les différentes composantes de la gauche et notamment le PCF et le PS. Le premier était pour un « seuil minimum » de nationalisation – qui n’a cessé de s’élargir au cour de la période d’actualisation du Programme commun de gouvernement – et des nationalisations « franches », c’est-à-dire à 100 %. Le second était pour un ensemble plus restreint et des nationalisations essentiellement « financières », c’est à dire à 51 % de propriété publique du capital afin de s’en assurer le contrôle tout en limitant le montant de l’indemnisation. Personne ne mettait en cause pour autant la nécessité de nationaliser et le PS pouvait proclamer bravement « Là où est la propriété, là est le pouvoir ! ».
1.2. Les nationalisations de 1982
Un Conseil des ministres tenu exceptionnellement à Rambouillet le 2 septembre 1981 opposa sur ces deux lignes de pensée, d’une part Rocard, Badinter et Delors aux ministres communistes, Chevènement et, sans doute, le Premier ministre Pierre Mauroy qui ne prit pas ouvertement parti. C’est avec une certaine surprise que nous vîmes François Mitterrand arbitrer en faveur d’un champ de nationalisation relativement large dont plusieurs groupes nationalisés de manière « franche » et la plus grande partie du secteur bancaire. Après un passage devant le Conseil constitutionnel et un ajustement pour indemnisation insuffisante, la loi du 11 février 1982 consacra ces nationalisations[1].
Les transferts juridiques de propriété furent correctement réalisés. Pour autant ces nationalisations furent un échec sur lequel il convient de s’interroger pour en tirer les enseignements. La première cause me semble résider dans le « tournant libéral » adopté par le gouvernement et le Président de la République en mai 1983 – précédé du blocage des salaires et des prix de juin à novembre 1982 – qui privait le secteur public de ses finalités économiques, spécialement celles d’une politique industrielle volontariste puisque dorénavant c’était la « main invisible » du marché qui dictait sa loi. La seconde cause est que les travailleurs de ces entreprises – et plus largement l’ensemble des salariés – ne se sont pas sentis concernés par ces nationalisations dans la mesure où les quatre lois Auroux se sont étalées de 1982 à 1984, soit après l’ « état e grâce » – bien que passées au Conseil des ministres du 25 mars 1982 – et que la loi de démocratisation du secteur public n’a été promulguée que le 26 juillet 1983, soit après le « tournant libéral »[2].
1.3. La régression postérieure de l’idée de nationalisation
Il s’en est suivi une désaffection vis-à-vis de l’idée même de nationalisation, assez naturelle pour ceux qui, à gauche, ne l’avaient admise qu’avec réticences, renforcée par l’effondrement du camp du « socialisme réel » qui a fait craindre à certains des principaux partisans des nationalisations d’être taxés d’ « étatistes soviétique », provoquant leur repentance. Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions des vagues de privatisations qui ont suivi, principalement réalisées sous des gouvernement de gauche – changements de statut de La Poste et de France Télécoms en 1990, réduction du capital public d’Air France en 1998, par exemples -. Ce qui a permis au journal Le Monde de titrer un article « Lionel Jospin privatisé plus que Alain Juppé »[3]. J’y vois aussi la raison pour laquelle on ne parle pratiquement plus aujourd’hui de nationalisations mais de pôles publics.
II. UNE NOUVELLE GENERATION DE LA PROPRIETE PUBLIQUE
2.1. Actualité de la propriété publique
La propriété est un pouvoir sur les choses et par là sur les hommes. Son importance n’a pas diminué : la lecture de la presse quotidienne montre que les dirigeants des grands groupes industriels et financiers s’intéressent aux mouvements du capital. Ce n’est malheureusement plus le cas des forces de la transformation sociale qui ont aussi abandonné toute réflexion approfondie sur la question de l’État, des institutions, en dépit du démantèlement de l’ « administration rationalisante » – Commissariat général du Plan, Conseil national d’évaluation, Haut conseil des entreprises publiques, etc).
Ce laisser-aller idéologique est d’autant plus regrettable que notre époque est marquée par le développement des interdépendances mondiales, des exigences de solidarité internationales. Le XXIe siècle pourrait être l’ « âge d’or » des services publics, entrainant la nécessité de définir le « patrimoine commun de l’humanité ». Les raisons qui justifient un secteur public étendu en France sont de trois ordres.
D’abord politique. Il s’agit de faire pièce à la domination du capital, d’assurer la cohésion sociale et de créer les meilleures conditions d’une citoyenneté affranchie des différentes formes d’aliénation.
Ensuite économique. Car seule la propriété publique permet de développer des stratégies pluriannuelles, d’impulser un volontarisme d’ordre public dans l’administration des choses, de prendre correctement en compte les externalités.
Enfin sociale et culturelle. La propriété publique concourt à la « démarchandisation » des rapports sociaux. Le secteur public a permis l’élaboration de statuts des personnels dont les bases législative et réglementaire prennent le contre-pied des relations contractuelles inégales du secteur privé.
2.2. Les trois générations de propriété publique
La propriété est un terme générique qui recouvre en réalité une généalogie de formes et de contenus de complexité croissante. Trois générations peuvent être distinguées.
Première génération. La propriété individuelle a été reconnue comme un « droit inviolable et sacré » du citoyen par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui lui a cependant fixé une limite : « la nécessité publique, légalement constatée »[4], disposition reprise sous l’expression d’« utilité publique » par l’article 545 de l’actuel code civil[5]. Dès l’article premier de la déclaration des droits il est question d’ « utilité commune »[6]. La notion de propriété publique n’est donc pas absente de la déclaration des droits de 1789.
Deuxième génération. Suite à l’accumulation monopoliste du capital et à la mondée de mise en œuvre de services publics, la propriété publique a consacré une socialisation plus poussée des bases économiques et l’affirmation de la spécificité de l’intérêt général. Cela a conduit le point 9 du Préambule de la constitution de 1946 à disposer que « 9. Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » D’importantes nationalisations, comme nous l’avons dit, ont été réalisées sur ces bases.
Ces dispositions ont été explicitées en 1972 dans le cadre de l’élaboration du Programme commun de gouvernement. Il prévoyait, dans sa version originale[7], la nationalisation de l’ensemble du secteur bancaire et financier et, dans l’industrie, celle des groupes et entreprises répondant à quatre critères : entreprises répondant à des besoins fondamentaux et ayant un caractère de service public, celles vivant sur fonds publics, les principaux centre d’accumulation capitalistes, les entreprises contrôlant des branches essentielles. Cette problématique débouchait sur une liste concrète d’établissements et de sociétés nationalisés totalement ou partiellement. Elle demeurait toutefois dans le même esprit que celui du préambule de 1946.
Existe dès lors la tentation de considérer que, puisque la nationalisation dans cette conception n’a pas été suffisante en 1982, c’est qu’elle n’est pas nécessaire. D’où les concepts de substitution : économie mixte, délégation de service public, la gouvernance, le new public management le pôle public, etc. ce qui revient à donner la préférence à la gestion sur le pouvoir, à renoncer aux stratégies publiques, à figer le concept de propriété publique dans une acception purement juridique.
Troisième génération. Elle correspond à une complexité croissante et découle du diagnostic que l’on peut faire de l’expérience de 1982. Ce qui a manqué alors – outre le débat que l’on peut entretenir sur le champ du secteur public et sa nature – c’est, comme nous l’avons vu, deux choses : d’une part, une légitimation insuffisante – et rapidement obsolète – par des finalités volontaristes de politique économique ; d’autre part, un intéressement défectueux des travailleurs des entreprises concernées et plus généralement de l’ensemble des salariés et de la population. Pourtant, ce n’est pas dans la dénaturation du concept de propriété publique que se trouve la solution, mais au contraire dans son approfondissement à la lumière de l’expérience. On peut alors, soit maintenir le concept sous son vocable de propriété publique, soit si l’on veut souligner l’évolution, parler d’« appropriation sociale », comme je l’ai fait dans une brochure réalisée – en collaboration – sous l’égide de la fondation Copernic en 2002, et à laquelle on pourra se reporter[8].
2.3. La notion d’appropriation sociale
L’appropriation sociale est fondée sur l’idée de maîtrise. Celle-ci suppose nécessairement un transfert de propriété parfaitement identifié : quelles nationalisations ? sous quelle forme ? quelles associations de secteurs publics internationaux ? quelles propriétés publiques au niveau mondial ? D’autres instruments de maîtrises peuvent être associés à la propriété publique : des formes mutuelles, coopératives ou associatives. D’autres droits réels peuvent être conçus.
La stratégie de maîtrise suppose aussi une analyse pertinente des relations internationales et géopolitiques susceptibles de garantir aussi bien la souveraineté nationale – qui ne saurait exclure des mesures de protection – que les transferts éventuels de compétences, les modalités de la coopération internationale. La prospective scientifique et technique est une autre dimension de la maîtrise ; elle est indispensable pour assurer l’adaptabilité du service public et, par là, sa continuité ; c’est une dimension essentielle de l’indépendance nationale. La planification est nécessaire pour prendre les décisions de moyen et long terme permettant une satisfaction des besoins, le débat démocratique à leur sujet, l’intervention des travailleurs dans la réalisation d’objectifs définis démocratiquement.
Cela dit, avec le même contenu on peut conserver les expressions : propriété publique, secteur public, fonction publique et … nationalisation.
III. L’APPROPRIATION SOCIALE AUJOURD’HUI
Je n’aurai pas la prétention de dire quelle traduction du concept d’appropriation sociale il convient de faire dans le secteur public de l’énergie. Cela serait contradictoire avec les énoncés précédents : ampleur des études à entreprendre, stratégie à définir, intervention des travailleurs du secteur à envisager. Je me bornerai donc à quelques indications dans les trois volets de l’appropriation sociale que j’ai retenus : le champ du secteur public, l’économie des besoins, le statut des travailleurs. Pour y réfléchir, j’ai néanmoins pris connaissance de deux documents : l’un, très long, de janvier 2011, intitulé « Politique énergétique : les positions de la FNME-CGT ; l’autre, plus court et plus récent exposant les « repères revendicatifs de la CGT (adoptés par le CCN des 8 et 9 novembre 2011 » sous le titre « pôle public »
3.1. Le champ juridique de l’appropriation sociale
Le document du CCN évoque en réalité la création de « pôles publics – au pluriel – dans différents secteurs ». Le texte évoque, en effet, un pôle public de l’énergie et un pôle public financier, mais sans décrire ni l’un ni l’autre.
S’agissant du pôle public de l’énergie, l’importance du secteur public déjà existant explique peut être que le champ en soit déjà connu pour l’essentiel, mais ce n’est pas si évident. Peut être faudrait-il être plus précis et procéder autrement : en disant, par exemple, ce qui ne fait pas partie du pôle public.
En ce qui concerne le pôle financier public, son contenu est indéterminé dans le texte précité. Ayant souvent posé la question de sa consistance, les réponses les plus précises que j’ai pu obtenir font état de la Caisse des dépôts et consignations, du Crédit foncier, d’OSEO et de la Banque postale, tous déjà organismes publics. On y ajoute parfois, sans plus de précision : des banques et assurances mutualistes et, in fine, des nationalisations – non identifiées – de banques et d’assurances. Le tout « mis en réseau » et faisant l’objet d’une « gouvernance ». Significatif est ici le recours au vocabulaire de l’idéologie managériale.
Quant au document de la fédération, il se fonde sur un « mixte » les ressources énergétiques, mais aussi des entreprises, qu’elles soient publiques ou privées. Le pôle est « pensé comme organisation du secteur et non comme décision de propriété publique. Le pôle public c’est la maîtrise par la nation ce qui n’implique pas nécessairement la nationalisation mais la mise en cohérence technique et de gestion » (p. 10). C’est clair sur le fond, sans qu’on sache pour autant quelle est la configuration du pôle qui n’appelle aucune autre nationalisation à court terme.
Il reste donc beaucoup de travail pour savoir de quoi le pôle public de l’énergie – le cas échéant, le pôle public financier – est le nom. La notion d’ « économie mixte » est une échappatoire. Cela dit, comme la notion de « classe sociale », les statuts des entreprises se sont diversifiés et cette complexification du rapport public-privé n’est sans doute pas pour rien dans la vogue de la notion de « pôle public » qui recouvre cette complexité mais sans justifier son utilité.
3.2. Une économie des besoins[9]
En revanche, l’approche par l’économie des besoins me semble mieux prise en compte par les documents précités. Dans le document du CCN, est affirmé le droit à l’énergie, à l’environnement ; la nécessaire solidarité Nord-Sud. Cinq « dimensions » du pôle public sont évoquées à cet égard :
- Réglementer ne suffit pas, il faut une intervention directe d’un « secteur public important » pour utiliser un savoir-faire reconnu.
- Discipliner les entreprises privées et les responsabiliser en vue d’objectifs d’intérêt général.
- Assurer un financement suffisant des besoins économiques et sociaux collectifs.
- Introduire la question de la place des intérêts publics et collectifs dans le débat européen.
- Enfin, la question de la démocratie et de la réappropriation citoyenne des enjeux précédents.
La document de la fédération énumère, lui, douze points de caractère plus technique
Il s’agit là d’un effort incontestable d’analyse et de formalisation des finalités du secteur public de l’énergie. Mais on ne peut s’empêcher de poser la question : mais encore au regard des interrogations aujourd’hui dans l’opinion publique?
Les nationalisations de la Libération ont été réalisées sur la base du double principe de monopole et de spécialisation. Dans les années 1970, le Conseil d’État a admis pour les entreprises publiques du secteur de l’énergie une « marge admissible de diversification », autorisant, par exemple, EDF à faire de l’ingénierie au Bangladesh. Quelle perspective doit-on donner à cette diversification, tandis que le document de la fédération m’a semblé préconiser le maintien d’un monopole par catégories de ressources ?
N’étant pas spécialiste du secteur, je ne peux que soulever quelques questions « dans l’air du temps » dont je me demande si elles sont pertinentes : la transition énergétique, les énergies renouvelables, l’intervention des collectivités territoriales, le contenu – notamment financier de la loi de programmation prévue pour juillet 2013. Si ces questions se posent réellement, alors on ne peut se contenter de généralités.
3.3. La question statutaire
L’intervention des travailleurs dans la gestion des entreprises, l’exercice d’une pleine citoyenneté sur les lieux de travail, la défense des droits et la promotion des droits nouveaux sont des questions générales qui appellent des réponses précises mais dont l’examen dépasse le cadre de cette intervention. Les deux documents précités ne manquent pas d’ailleurs de faire de nombreuses propositions de démocratisation des entreprises et de promotion des droits des travailleurs du secteur.
Je voudrais, en conséquence, limiter mon propos à la question statutaire. La France présente cette exception d’avoir le quart de sa population active régis par des statuts, un cinquième dans des fonctions publiques. Il s’agit essentiellement des 5,4 millions de fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics hospitaliers et de recherche régis par leur statut général, auxquels il convient d’ajouter les personnels à statuts des entreprises et organismes publics pour environ un million. Dans le contexte d’ultralibéralisme actuel, n’y aurait-il rien à dire sur la situation très particulière de ces personnels régis par la loi et le règlement et non par des contrats et si souvent dénigrés ? Je ne partage pas le point de vue de tels dirigeant syndical cégétiste de la fonction publique qui considère que ce n’est pas la notion de statut qui est importante mais le contenu et qui estime, qu’en somme, le statut général des fonctionnaire n’est rien d’autre que la « convention collective des fonctionnaires » !
Lors de son dernier congrès confédéral, la CGT a retenu comme l’une de ses revendications majeures le « statut du travail salarié ». Je me suis interrogé alors sur la signification de cette formulation, jusqu’à la parution en juin 2009 d’un numéro du Peuple entièrement consacré à un Nouveau statut du travail salarié[10]. J’ai cru alors comprendre qu’il s’agissait d’aborder de façon globale la condition salariale en réduisant la différence entre salariés du secteur privés et salariés du secteur public, ce qui n’était pas critiquable de mon point de vue. Ce qui l’était davantage c’était de considérer que cela devait se faire essentiellement par une amélioration des conventions collectives, dans laquelle les statuts du secteur public seraient regardés comme des conventions collectives particulières.
Je ne saurais, pour ma part, souscrire à une telle analyse si elles se trouvait confirmée. Je suis favorable à un rapprochement des conditions de travail et de vie de l’ensemble des salariés, qu’ils soient du public ou du privé, mais dans le sens d’un renforcement des garanties législatives et réglementaires et non dans la seule perspective d’amélioration des conventions collectives qui sont, principalement, de caractère contractuel. C’est pourquoi je préfère parler de Statut des travailleurs salariés du secteur privé, permettant notamment la sécurisation des parcours professionnels par la loi, de nature à favoriser la convergence « vers le haut » de l’action des travailleurs des secteurs public et privé. C’est ce que j’ai développé dans un article de la revue du Droit du travail[11]. J’espère que le prochain congrès confédéral opèrera un changement d’optique sur cette question qui revient à revendiquer une amélioration d’ensemble des salariés dans le respect de la spécificité du secteur public qui est le service de l’intérêt général. Cela aussi fait partie de l’appropriation sociale.
En conclusion, je persiste à penser que la notion de « pôle public » recouvre une volonté de passer de la propriété publique à la gestion ; que l’économie des besoins qui devrait finaliser la propriété publique est incertaine ; que l’application de la notion de « nouveau statut du travail salarié » aux entreprises publiques à statuts et à la fonction publique et son statut général des fonctionnaires est néfaste. L’ensemble – au demeurant cohérent – constitue, à mes yeux, une démarche préoccupante.
Sans doute est-il particulièrement difficile, dans une situation de décomposition sociale profonde, de relier le travail syndical classique et l’ouverture de perspectives dans une société qui a perdu ses repères[12]. Mais ce n’est pas une situation nouvelle, si elle peut apparaître plus angoissante aujourd’hui. C’est aussi une société de transition entre un XXe siècle « prométhéen » et un XXIe siècle que nous avons du mal à imaginer faute d’une théorisation satisfaisante. Cette période est aussi une période riche en contradictions, où le nouveau le dispute à l’ancien, et qui doit nourrir un optimisme raisonné dans l’action revendicative quotidienne : « Travailleurs, n’ayez pas peur ! »
[1] Sont nationalisés les groupes industriels suivants : Thomson, Saint-Gobain, Usinor et Sacilor, Ugine Kuhlman, Suez ; une quarantaine de banques et holdings financiers. L’indemnisation s’est élevée à 39 milliards de francs. En 1983, un salarié sur quatre travaille dans le secteur public.
[2] Dans la fonction publique, plusieurs décrets du 28 mai 1982 ont amélioré les compétences des organismes paritaires (commissions administratives paritaires, comités techniques paritaires, comités d’hygiène et de sécurité, conseil supérieur de la fonction publique, droit syndical). Le statut général des fonctionnaires a fait l’objet de quatre lois : droits et obligations des fonctionnaires (loi du 13 juillet 1983, fonction publique de l’État (loi du 11 janvier 1984), fonction publique territoriale (loi du 26 janvier 1984), fonction publique hospitalière (loi du 9 janvier 1986). À l’occasion du passage en conseil des ministres de ce dernier projet de loi, François Mitterrand dira son regret d’avoir autorisé ces quatre lois.
[3] Le Monde, 17 août 1998.
[4] « Art. 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »
[5] Art. 545 du code civil : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. »
[6] Art. 1er . « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »
[7] Programme commun de gouvernement, Éditions sociales, 1972, p. 113-116.
[8] L’appropriation sociale (en collaboration), Éditions Syllepse et Fondation Copernic, 2002.
[9] Pour une réflexion générale sur l’économie des besoins, voir Jacques Fournier, L’économie des besoins, Éditions Odile Jacob, 2013.
[10] Nouveau statut du travail salarié, Le Peuple, n° 1685, 17 juin 2009. Pour une vision générale des questions de la fonction publique voir le blog de René Bidouze : http://renebidouze.over-blog.fr/(colonne de gauche du présent blog).
[11] A. Le Pors, Pour un statut des travailleurs salariés du secteur privé, Droit du travail, Dalloz, n° 3, mars 2010.
[12] Voir A. Le Pors, Pendant la mue le serpent est aveugle, Albin Michel, 1993.